lechevalTitre du film : Le cheval de Turin

Réalisateur : Béla Tarr

Année : 2011

Origine : Hongrie

Durée : 146 minutes

Avec : Erika Bok, Mihály Kormos, Janos Derzsi

FICHE IMDB

Résumé : Le 3 janvier 1889, sur la piazza Alberto de Turin, le philosophe Friedrich Nietzsche se jeta, en pleurant, au cou d’un cheval de fiacre épuisé et brutalisé par son cocher. Puis il perdit connaissance. Après cet évènement, il n'écrivit plus jamais et sombra dans la folie. Le Cheval de Turin raconte l'histoire du cheval, de son maître et de la fille de celui-ci, vivant tous les trois dans une ferme reculée.

Le cinéma de Béla Tarr est une expérience en soi : cinéaste exigeant, ses films, la plupart en noir et blanc, sont contemplatifs, profondément marqués par un sens de l'épure rarement atteint, et font preuve d'une maîtrise du plan-séquence remarquable.

De plus, il faut reconnaître à Béla Tarr le sens du défi : certains de ses films sont mis en scènes selon des préceptes rigoureux, des contraintes (et je ne peux m'empêcher de penser à « the five obstruction » de Lars Von Trier) nous montrant à quel point celles-ci, loin d'entraver la créativité, semblent au contraire la libérer.

Dans son dernier opus, le réalisateur a basé sa mise en scène sur une succession de plan-séquences d'environ 5 minutes, un choix, qui, nous le verrons, ne doit évidemment rien au hasard.

Avec « le cheval de Turin », Béla Tarr relève également un autre défi de taille : partir d'une anecdote de la vie de Nietzsche, pour évoquer à la fois son œuvre et la fin du monde.

 Le premier plan du film est un écran noir, introduction au cours de laquelle une voix off nous conte cette anecdote censée avoir fais basculer le philosophe dans une douce folie jusqu'à la fin de ses jours : alors qu'il était à Turin, Nietzsche fut témoin d'une scène ou il vit un cocher frapper son cheval qui refusait d'avancer. Touché par cette violence, il se jeta au cou de l'animal, les larmes aux yeux. Des proches le raccompagnèrent chez lui, ou il resta prostré. Ses premiers mots furent : « mère, je suis fou ».

lechevaldetutuIl faut attendre la fin de l'anecdote pour qu'apparaissent les premières images, d'une radicalité totale : Bela tarr nous plonge dans un univers apocalyptique.

Un cocher, sur une charrette, traverse un paysage fantomatique, rendu hostile par une terrible tempête.

Les plans serrés, sur le visage de l'homme, hirsute et barbu, sont fixes.

Quelques plans larges montrent les difficultés du cheval qui progresse tant bien que mal dans une boue que l'on devine épaisse, entravée qu'il est par la charrette inadaptée pour lui seul.

Le cheval, terriblement expressif rappelle l'âne de «  Au hasard Balthazar », de Robert Bresson.

Comme lui, il semble porter toute la misère et l’absurdité du monde sur ses épaules.

Le cadrage enferme littéralement l'équipage dans la plan, comme pour mieux souligner la volonté du réalisateur de composer des tableaux vivants.

La référence aux maîtres hollandais, leur utilisation du clair-obscur, s'impose d'elle-même, tant le noir et blanc, l'éclairage et l'utilisation du 35 millimètres confèrent au film un grain et une texture exceptionnels qui, d'emblée, nous place au cœur du film.

Dans « le cheval de Turin », Béla Tarr nous conte le quotidien d'un homme et sa fille, sur six jours, dans un stylé épuré et dépouillé à l'extrême. Les protagonistes sont d'ailleurs réduits à l'état de fantômes reproduisant mécaniquement des rituels quotidiens à défaut de vivre vraiment.

Béla Tarr pousse la logique de son système à son paroxysme : les journées se déroulent de la même façon, du lever au coucher, les personnages mangent tous les jours la même chose (des pommes de terre), selon le même rituel (le père en se brûlant les doigts et avec avidité), ils vont à l'étable voir le cheval, au puit chercher de l'eau.

Toutefois si le réalisateur égraine les journées, dans leur apparente répétition, il opère par petites touches subtiles, à la manière d’un peintre, pour faire faire naître la nouveauté. Le choix de la mise en scène basée sur des plans-séquences d'environ 5 minutes, prend ici tout son sens : il souligne la notion de répétition, tout en apportant des éléments d'infimes variations, et rappelle le geste du peintre.

La nouveauté, elle, vient d'éléments à priori sans importance, mais qui prennent une ampleur considérable au regard de la répétition dans laquelle les personnages semblent enfermés.

En effet, les angles de caméra changent peu à peu, les points de vue évoluent, et des éléments perturbateurs surviennent. Il est à noter que tous viennent de l'extérieur : le voisin venu chercher de la vodka et qui raconte une prophétie sur la ville en ruine, la survenue des tziganes, la disparition de l'eau du puit, et, en point d'orgue, la disparition de la lumière.

Béla Tarr semble également faire référence à la musique sérielle dans sa mise en scène : une apparente répétition d'images qui évoluent pour former un tout harmonieux et cohérent.

« le cheval de Turin » est un film monde, un film ou l'en-dehors n'est pas possible, comme le montre la scène ou l'homme et sa fille décident de partir, mais sans succès : ils reviennent sans explication, comme si l'ailleurs, l'au-delà (du cadre) n'existait plus. Les personnages, confinés dans la cuvette d'une lande désertique, avec pour seule vue un arbre mort, vont voir leur espace, leur cadre se réduire encore.

En effet, le film nous parle également de la fin du monde : la référence biblique à la création du monde est évidente. Béla Tarr se l'approprie pour en inverser la logique et nous faire assister au lent dérèglement du monde sur 6 jours. La scène finale, après la disparition de la lumière, ou il devient impossible d'allumer même le poêle, est éloquente : il n'y aura pas de 7ème jour, ou plutôt nous atteignons le néant symbolisé par un écran noir.

Si Béla Tarr prend pour point de départ l'épisode du cheval de Turin, les références à Nietzsche sont nombreuses.

En effet, le réalisateur semble s'acharner à nous montrer à quel point le philosophe avait raison en affirmant : « dieu est mort ». en effet, ne subsiste ici que l'homme confronté à lui-même, sa solitude et ses craintes, la fragilité de sa condition. La temporalité, induite par les plans-séquences, (la durée diront certains) vient souligner la douleur de l'abandon et et du sentiment de solitude

L'au-delà (du cadre, mais aussi le paradis) n'existe donc pas et il n'y a aucune raison d'espérer une solution miraculeuse.

Ce n’est évidemment pas la seule référence nietzschéenne du film : les personnages, dans leur simplicité crue, ne sont sont-ils pas réduits à l'état « d'humains trop humains » que le réalisateur montre sans fard ni mépris ?

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De même, leur incapacité à adapter et faire évoluer leur comportement rappelle ce que Nietzsche déclare dans la « volonté de puissance » ou il déclare que l'homme échoue à comprendre certaines choses qui le dépassent ou sont nouvelles pour lui car il a la tentation de les réduire à des schémas intellectuels déjà connus pour pouvoir les assimiler.

Comme Daniel Halévy, nous pouvons nous poser la question : " que reste-t-il ?", la réalité, le pur donné, la succession des phénomènes qui paraissent et disparaissent avec le bruit monotone du clapotis des houles de la mer. les choses n'ont point de direction, point de sens; elles sont et nous avec elles, voilà tout. C'est la notion d'Héraclite : tout s'écoule. C'est la même notion qui fit reculer Pascal".

De plus, en évoquant le dérèglement du monde, la perte de repère de ses personnages, le film traite également de la folie, ou symboliquement, la folie, comme la mort, marque le deuil de la personne que l'on était. En évoquant la folie, celle-là même qui a emportée le philosophe dont la pensée à chancelé, aussi sûrement que les flammes des lampes que les personnages n'ont jamais pu rallumer, comme s'il avait vu le monde sous son jour véritable et insoutenable pour la raison, le réalisateur nous rapproche de l'histoire et du vécu du pholosophe, nous invitant à un voyage sensoriel hors du commun.

Le film, dans sa simplicité apparente, dessine de nombreux indices sans nous offrir de solution. La résolution semble même nous indiquer qu'il n'y en a pas. La condition de l'homme semble être une résurgence du mythe de Sisyphe, ou l’homme serait condamné à une répétition vaine de ses rituels quotidiens.

On le voit, le propos du film est extrême, nihiliste, et profondément désespéré.

Au delà de la fin du monde, il semble évidant que Béla Tarr parle également de la fin de son cinéma, lui qui a déjà annoncé que ce film serait son dernier effort.

Ce geste, ultime à plus d'un point de vue, apparaît comme un cri rageur contre un cinéma commercial ne laissant plus de place au cinéma d'auteur (les producteurs inondant les radio pour proclamer à quel point produire un film comme « the artist » est un pari risqué à cause du noir et blanc et de l'utilisation du muet...), et contre la globalisation du tout numérique.

« Le cheval de Turin » résonne comme un chant du cygne, majestueux et d'une terrible beauté.