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Déjantés du ciné
27 mars 2008

La saveur de la pastèque de Tsai Ming-liang

La_saveur_de_la_past_que Réalisé par Tsai Ming-liang
Titre international : The wayward cloud
Année : 2005
Origine : Taïwan
Durée : 114 minutes
Avec : Lee Kang-sheng, Chen Shiang-chyi, Lu Yi-ching, Yang Kuei-mei, Sumomo Yozakura,...

Fiche IMDB

Résumé : La sécheresse est telle à Taïwan que la population est invitée à remplacer l'eau par le jus de pastèque. Elle, c'est en volant l'eau des toilettes publiques qu'elle subsiste. Lui, c'est en montant sur les toits, la nuit tombée, qu'il tente de se rafraîchir en se baignant dans les citernes d'eau de pluie. Solitaires, assoiffés, épuisés par la chaleur et le désir, ils se retrouvent pour mieux se perdre dans l'excitation torride et la saveur de la pastèque.

 

Révélé en 1994 par le tétanisant Vive l’amour (Lion d’Or au festival de Venise 1994), monument de pessimisme, le cinéaste taïwanais d’origine malaise Tsai Ming-liang est sans aucun doute l’un des observateurs actuels les plus fins de la solitude urbaine et du mal de vivre dans une société froide et déshumanisée. Son regard quasi-entomologiste est d’une précision redoutable, même s’il pense que tout espoir n’est pas perdu, comme le prouve son dernier film en date sorti en 2007, le génial I don’t want to sleep alone. Depuis ses débuts, à la fin des années 1980 (le très insolite Les rebelles du dieu néon), Tsai crée une œuvre unique, rigoureuse et cohérente.

Sorti au cinéma en 2005, La saveur de la pastèque peut être vue comme l’aboutissement de deux des précédents (et magnifiques) films de Tsai Ming-liang, The hole (1998) et Et là-bas quelle heure est-il ? (2001), en même temps qu’un objet formel déroutant, décalé mais qui peut choquer par son extrême frontalité. Tsai Ming-liang reprend tous ses thèmes favoris (déjà abordés dans les deux opus cités mais aussi dans les géniaux Vive l’amour et La rivière) : l’incommunicabilité, la solitude urbaine, le manque affectif, la baise mécanique, mais il les porte à incandescence avec ce film d’une puissance phénoménale, saupoudré d’un humour burlesque rafraîchissant typique du cinéaste et d’une profonde mélancolie.

La trame tient en peu de mots : Taïwan est sous le coup d’une très forte sécheresse (sécheresse déjà évoqué dans The hole) et l’eau, devenue très rare, se trouve remplacée par le jus de pastèque. Un jeune homme (Lee Kang-cheng, l’acteur fétiche du cinéaste et son alter ego), le même sans doute que celui de Et là-bas quelle heure est-il ? , devenu acteur porno, tourne avec une actrice japonaise un film pornographique à l’étage au-dessus de l’appartement d’une jeune femme (la jolie Chen Shiang-chyi, elle aussi actrice fétiche de Tsai), également la même que celle de Et là-bas quelle heure est-il ? , qui se morfond dans la solitude, en proie à un désir charnel exacerbé par la sécheresse du climat.

Dès le premier plan, le propos de Tsai apparaît : c’est un long plan-séquence cadré sur un espace froid où se croisent la jeune femme et l’actrice porno japonaise portant une pastèque, sans qu’elles échangent un seul mot. Déjà sont évoquées, en un seul plan redoutable, la solitude des âmes, la déhumanisation de la société et l’incommunicabilité. Tout le film ne cessera de ressasser ces thématiques chères au cinéaste par une succession de scènes imprévisibles, dérangeantes ou burlesques, mais toujours empreintes d’un profond malaise.

Comme dans The hole, des séquences musicales exaltant le bienfait de la baise seront insérées pour apporter un peu de couleurs et de gaieté à toutes ces séquences dépressives. Tsai Ming-liang multiplie avec une aisance qui laisse pantois les scènes insolites. La longueur des plans et la rigueur des cadres mettent à jour une société délétère et devenue mécanique, où les gens sont totalement livrés à eux-mêmes, se contentant de larver sans but précis et de promener leur profond ennui.

Comme à son habitude, Tsai livre un film quasiment muet : par exemple la seule parole prononcée par l’héroïne (lancée au héros) pendant tout le film est « Vous vendez toujours des montres ? », parole qui fait bien sûr le lien avec Et là-bas quelle heure est-il ? et auto-citation du propre cinéma de Tsai. Cette absence presque totale de dialogues (à l’exception des râles de plaisir) permet de mieux dévoiler des personnages qui n’arrivent plus à communiquer, que cela soit par la parole ou bien par le corps. La plupart du temps, ce plaisir, cette jouissance, ne peuvent se trouver que dans la masturbation, donc encore seul. Quand il y a rapport sexuel entre deux personnes, il reste strictement mécanique, à l’instar de toutes les scènes (surtout la dernière, frappante) entre le héros et l’actrice porno.

L’exiguïté des espaces renforce encore ce sentiment de solitude absolue qui touche chacun des protagonistes, condamnés à errer encore et encore, à déambuler tels des zombies à travers une ville presque fantôme. Le nombre de plans où Tsai bouche complètement l’horizon est impressionnant, que cela soit dans les scènes d’ascenseur, de palier, ou encore les scènes se déroulant en ville, et même la scène où les deux héros essaient pour la première fois de laisser vraiment libre cours à leur désir sexuel dans le magasin de DVD pornos, entraînant un véritable sentiment d’étouffement.

Le spectateur, comme les deux héros du film, ne peut ainsi se raccrocher à aucun échappatoire, si ce n’est à travers les scènes musicales qui agissent comme la seule ligne de fuite. D’ailleurs, ces séquences flamboyantes, oniriques, où Tsai déploie des trésors d’inventivité, sont encore plus originales que celles de The hole. Elles deviennent une bouchée d’air frais (pour le spectateur et pour le couple), un espace enfin respirable. La plus belle me semble être celle où les deux héros, lui habillé en femme et elle en homme, se retrouvent coincés au milieu d’une myriade de parapluies.

Cependant, dans ce monde mécanique, asséché mais d’une moiteur extrême, où le jus de pastèque a remplacé l’eau, le désir sexuel devient exacerbé. A ce titre, Tsai filme magnifiquement les corps, comme à son habitude, avec une sensualité qui n’appartient qu’à lui : tous les plans sur les corps de Lee Kang-sheng et Chen Shiang-chyi sont très érotiques, sans jamais sombrer dans la vulgarité, aussi bien dans les scènes de masturbation que dans les scènes hétérosexuelles. Le spectateur ressent alors lui aussi ce désir qui submerge les protagonistes. D’ailleurs, le cinéaste utilise toujours la pastèque de manière inventive, comme un véritable instrument érotique, voire un fœtus (la séquence curieuse de l’accouchement de la pastèque) pouvant marquer une nouvelle naissance.

Tsai, généreux malgré la noirceur du propos, permet une histoire d’amour qui peut encore naître entre deux êtres. Si les premiers rapports entre les deux héros sont maladroits, parfois burlesques (l’hilarante séquence des crabes, notamment), parfois touchants ou poétiques, au fur et à mesure, malgré l’absence de dialogue entre eux, une véritable complicité parvient à naître, complicité qui s’exprime avant tout par le langage des corps, c’est-à-dire le seul lien qui peut encore réunir des êtres. C’est alors que l’anthologique scène finale peut arriver. Cette scène dérangeante, extrême, est en effet, malgré une frontalité qui pourra faire fuir plus d’un spectateur, un début d’espoir. En dépit de la séparation des deux héros, encore renforcée par des scissions dans le cadre, un contact réel, frontal, a enfin lieu entre eux. Tsai peut alors faire exploser ce cadre et réunir son couple de héros, dans une séquence d’une audace folle.

Œuvre étrange mais terriblement attachante, La saveur de la pastèque synthétise admirablement tous les thèmes chers à Tsai Ming-liang, alternant avec un culot monstrueux sexe et burlesque, fantaisie et mélancolie, comédie musicale et pornographie. Tsai saupoudre le tout d’une pincée de poésie insolite et conclut son métrage avec une scène finale qui restera longtemps dans les mémoires. Dérangeant, insolite, c’est assurément l’une de ses œuvres les plus abouties, foisonnant d’idées et portée par des acteurs en état de grâce et une mise en scène d’une très grande rigueur, ouvrant la voie à son film suivant qui est peut-être son plus beau à ce jour : le sublime I don’t want to sleep alone.

 

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