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Déjantés du ciné
27 avril 2008

La bête de Walerian Borowczyk

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De Walerian Borowczyk
Origine:France
Année:1975
Durée:1h44mn
Avec: Sirpa Lane, Lisbeth Hummel, Elisabeth Kaza, Pierre Benedetti, Guy Tréjan...

FICHE IMDB

Walerian Borowczyk, après avoir officié dans le cinéma d'animation à travers lequel il s'est fait connaitre, révélant un univers dont le foisonnement a inspiré Jan Svankmajer, les frères Quays ou encore Terry Gilliam, s'est tourné dans les années 70 vers la réalisation de fictions dont le caractère érotique n'a eu de cesse de s'affirmer.

A ce titre, Goto, l'île d'amour ( 1968) et Blanche ( 1971) vont marquer un tournant dans l'oeuvre de Borowcyk.
La Bête ( 1975) conduira Borowczyk à l'apogée de son système : en effet, l'érotisme employé par le réalisateur est au service d'une démonstration quasi sociologique. Prévu initialement pour être un segment des contes immoraux, le film prendra la forme qu'on lui connait actuellement : celle d'un long métrage.

Ce film, aux images surannées, comme intemporelles, décrit une pratique d'un autre âge : celle des mariages arrangés, pudiquement rebaptisés « mariages de raison » dont la tradition se perd elle-même dans le temps. Quasiment tourné en huis-clos, il se déroule dans l'intimité du château du marquis de l'Espérance, représentant d'une noblesse française désargentée.

Afin de redorer le blason familial, celui-ci prépare le mariage de Mathurin, son fils, avec une riche héritière anglaise : Lucy Broadhurst.

Sur un trame quasi anecdotique, Borowczyk développe un film à l'univers déroutant, où la richesse esthétique le dispute à la complexité thématique.

Si l'on prend en considération le contexte même du film, les années 70 et la liberté qu'elles ont autorisées, celui-ci devient une charge contre des pratiques sociales révolues et contraires aux libertés de chacun, le mariage de raison devenant un outil de reproduction sociale rétrograde.

Dès la scène d'ouverture, Borowcyk emploie un symbolisme déconcertant allié à une esthétique dérangeante: on assiste à une saillie entre chevaux, filmée avec un luxe de détails, quelque part entre le documentaire et la pornographie zoophile, qui se déroule sous l'oeil attentif de Mathurin, éleveur de son état. La caméra intrusive de Borowzcyk n'a de cesse de mettre en exergue la bestialité de la scène, sa brutalité, celle-ci devenant une métaphore des pulsions les plus archaïques, les plus animales.
La couleur même des chevaux, noirs, semble renvoyer à cet inconscient si bien refoulé, l'animal et sa pulsion devenant le pendant de l'homme « civilisé ».
Mathurin, enfin, de par sa position, représente le voyeurisme qui est en chacun de nous, fasciné par le déchainement pulsionnel et par l'animalité crue qui s'offre à lui. De plus, on peut noter que ce déchainement animal, tranchant avec l'ambiance feutrée du château où les secrets se dévoilent à nous, semblent accompagner Mathurin, et par conséquence lui correspondre.

Le montage de cette scène est alterné avec l'arrivée de  Lucy Broadhurst au château du  marquis de l'Espérance.

La tenue et l'équipage de celle-ci contrastent fortement avec l'ambiance du château.
En effet, alors que le marquis fait le ménage lui-même tout en dévoilant son plan de mariage à son oncle, la jeune Lucy Broadhurst fait son apparition en limousine de luxe, conduite par un chauffeur en livrée. Chez le marquis de  l'Espérance, tout transpire la décadence : le château est envahit par des escargots, la poussière s'accumule, et certains souvenirs se révèlent forts encombrants, comme le révèle l'entretien entre le marquis et son oncle, soupçonné d'avoir tué sa femme.

Le château est un peu à l'image de la maison Usher de Poe, une grande battisse d'un autre âge portant en elle les symptômes de sa destruction, tant l'ambiance y est délétère. La famille de  l'Espérance est à son image : désargentée, presque anachronique. Mathurin y apparait dans la tradition des gentlemen farmer, en éleveur, le père ( Guy Tréjean) semble , lui, prêt à tout pour sauver la famille de la pauvreté.

Très rapidement semble peser sur Mathurin un non-dit dont la nature pourrait à elle seule faire basculer le mariage arrangé par les bons soins du marquis.

Borowczyk filme sans fard cette décadence, cette ambiance lourde qui sévi au château : la caméra est souvent fixe, figeant littéralement les acteurs dans le plan, faisant apparaitre leur faiblesse, leurs actions, leurs agitations devenant inutiles. Le filmage est rigoureux, sans effet. Une rigueur accrue par les décors dépouillés du château, renforçant la sensation de gloire perdue, dépassée.

Une autre chose est frappante: l'aspect du parc environnant le château. La limousine de Lucy Broadhurst le traverse avant de parvenir au terme de son parcours, et celui-ci semble abandonné, sans soin aucun, faisant apparaitre le château comme plus isolé encore.
Le trajet prend des allures de fantasmagorie, de rêverie, tant le lieu semble irréel. On ne peut alors s'empêcher de songer au marquis de Sade qui se plaisait à situer ses récits dans des châteaux coupés de toute civilisation, permettant alors le déchainement des instincts les plus féroces.

Ici l'isolement n'est pas que géographique : la configuration des lieux et leur apparent abandon donnent à l'ensemble un aspect atemporel des plus curieux.: nous sommes bien en présence d'une étrange résurgence du passé dont l'anachronisme na va cesser de s'affirmer.

Le film nous dévoile rapidement le poid du secret dans la famille du marquis de l'Espérance: lors de la discussion de celui-ci avec l'oncle, qui n'a d'autre fonction que de présenter la situation, l'action pouvant alors débuter sous nos yeux, nous apprenons donc que ce dernier est soupçonné du meurtre de sa femme, ce qui donnera lieu à un chantage du marquis afin que l'oncle appelle son frère cardinal, pour que Mathurin soit marié de sa main, ceci afin de remplir aux exigences formulées par le père de  Lucy Broadhurst.

Or, se pose un autre problème : pour d'obscures raisons, Mathurin n'a put être baptisé à sa naissance. Le marquis va donc intriguer auprès du prêtre du village afin de surmonter cet écueil. On  le voit donc préparant son fils avec une attention des plus curieuse, le rasant, lui prodiguant ses conseils, lui dictant sa conduite à tenir tant auprès du prêtre que de Lady  Broadhurst. Mathurin apparait comme un être sauvage, fruste, dont l'asociabilité ne manque pas d'interroger. Sentant les manigances de son père sur le point de se concrétiser, il perd confiance, confessant le poids de sa laideur. À l'enfermement de Mathurin répond l'empressement du marquis, à l'optimisme forcené. Ce dernier semblant, par son attitude, confiner d'avantage son fils dans un infantilisme pathologique, à la limite de l'idiotie.

Borowczyk distille un suspens sournois axé sur la réussite, ou non, du mariage de Mathurin. Mais les embuches semblent devoir s'accumuler, le mystère, pesant, se révélant peu à peu, par des voies inattendues.

Mathurin, véritable jouet de son père, seul héritier du marquis, voit sur ses épaules peser le destin de la famille de l'Espérance. Il est donc baptisé en catimini, avant l'arrivée de Lucy Broadhurst, après de nombreuses promesses faites au prêtre, dictées par le marquis à son fils, notamment la réparation du toit de l'église de la commune. Par là, Borowczyk brocarde les habitudes de la noblesse et de la riche bourgeoisie qui s'attachaient les bonnes grâces du clergé par des dons.

Le regard que porte le réalisateur sur la noblesse, le clergé et la bourgeoisie est des plus critiques : la famille de l'Espérance montre une noblesse prête à tout pour garder son rang dans la société, fût ce au prix d'un mariage de raison, le clergé, quand à lui, personnifié par le prêtre, se montre coupable de pédophilie. On verra, en effet, ledit prêtre se livrer à des attouchements sur les enfants de choeur venus pour la cérémonie de baptême.

Tout semble devoir se perdre dans la luxure et la décadence au château du marquis. La jeune Lucy Broadhurst ne semble pas devoir y échapper. Présentée comme une fille de bonne famille, celle-ci va être frappé par le tableau représentant Romilda de l'Espérance, une ancêtre de Mathurin. Assimilant ce tableaux à des fragments de légendes sur l'existence d'un monstre ayant autrefois vécu à proximité du château, le jeune Lucy va fantasmer autour de ces deux histoires : elle verra en rêve Romilda poursuivie par un monstre lubrique avant de céder à la fureur sexuelle de celui-ci.

L'idée, si elle est saugrenue, peut être vue comme une relecture érotique de La belle et la bête de Cocteau. Il est à noter que jamais cette scène n'a de prétention au réalisme, bien au contraire : tout concourt ici à une distanciation permettant d'aborder des thèmes scabreux. Le maquillage de la «  bête », tout d'abord, plus amusant que véritablement inquiétant ou réaliste, mais qui permet tout simplement l'évocation par la symbolique, le filmage et le montage de la scène, ce dernier accentuant le côté parodique et comédie de la scène de rêve : en effet, le montage musical, soutenue par la musique de Scarlatti, une oeuvre pour clavecin qui achève de donner un côté atemporel à celle-ci, tranche radicalement avec le ton plus classique de l'ensemble du film.

À ce titre, le film présente deux scènes fortes tournées sur un ton déviant de l'ensemble du corps du film: si celui-ci est filmé de manière presque classique, marquant ainsi le poids du passé dans le château, ainsi que l'immobilisme et l'aspect rétrograde des habitudes de la noblesse, la scène d'ouverture ainsi que la scène de rêve, tranchent radicalement. La scène d'ouverture, celle de la saillie, fait correspondre le fond à la forme : on y voit un déchainement de bestialité, le montage est brutal, saccadé, accentuant presque cette violence. Au contraire, la scène de rêve est une farce légère, une sorte de parodie de l'amour courtois : le monstre déchausse avec précaution celle qui finit par lui céder, le ton y est volontairement primesautier.

Dans cette scène de rêve, malgré l'apparente parodie, Borowczyk respecte toutefois les mécanismes de base du rêve, tels que Freud les a décris : la condensation et le déplacement sont bien présents. La condensation, tout d'abord, est un procédé par lequel un élément du contexte manifeste va représenter plusieurs éléments du contenu latent : ici, le rêve met en relation deux éléments différents, le tableau de Romilda, et la légende sur le monstre. Cela n'est possible que par le biais du climat de suspicion et de mystère régnant au château. Le déplacement est un procédé par lequel un élément à priori secondaire, sans importance, va prendre une importance centrale dans le rêve. Dans le cas qui nous intéresse, du tableau que l'on essaie de cacher et de la légende, le rêve de  Lucy Broadhurst va se focaliser sur la relation supposée entre les deux, et son caractère honteux que l'on chercherait à cacher, augmentant par là même la part de mystère.

La résolution semble tenir toute entière dans cette révélation faite par le biais du rêve, ou du fantasme. En effet, la jeune Lucy, réveillée par l'intensité de son rêve, se rend au chevet de celui qui deviendra le lendemain son mari. Celui-ci dort d'un sommeil agité, comme en proie à des convulsions qui effraient la future épouse qui ne peut retenir un cri, réveillant Mathurin, qui meurt à la vue de Lucy...

Les femmes semblent avoir une place bien étrange dans ce film : si Borowczyk multiplie les scènes érotiques, où le point de vue masculin semble prédominer (mettant en scène ses propres fantasmes ?? ), notamment lors des scènes de masturbations féminines, sauvées de la vulgarité par le talent du réalisateur, les femmes semblent être celles par qui l'ordre des choses va être troublé, de manière irrémédiable. Romilda, tout en s'offrant au désir du monstre, va le conduire à sa perte, puisque celui-ci périra après leur accouplement contre nature.

Il semble en aller de même pour  Lucy Broadhurst : fraichement arrivée dans cette bâtisse suintant le déclin et la décadence, sous toutes ses formes, elle va (se ) « sacrifier » à une pratique d'un autre âge : le mariage forcé. Mathurin, dans toute son « innocence » de grand enfant, mais avant tout parce qu'il est un homme, va représenter l'animalité de l'instinct, sa bestialité, à l'image de la scène d'ouverture, où l'étalon fait subir la violence de son désir à la femelle, avant de s'épuiser dans une « petite mort » que l'on ne saurait trop rapprocher de la mort, justement.

Eros et Thanatos semblent devoir s'entremêler dans la bête, notamment en opérant le rapprochement entre l'orgasme ( la petite mort), et la mort. Ceci nous renvoie tout naturellement à la théorie des pulsions de Freud dans laquelle la pulsion est définie comme une force qui s'exerce à l'intérieur du corps. Elle se compose d'une source (état d'excitation), d'un objet qui va permettre à la pulsion d'atteindre son but lié à la satisfaction d'un besoin ou d'un désir. En ce sens, la pulsion diverge de l'instinct qui est un comportement animal fixé par l'hérédité.
Dans la théorie des pulsions, Eros désigne l'ensemble  des énergies visant à la conservation, à l'auto conservation d'un organisme. La sexualité entre dans cette catégorie.
Thanatos, lui, désigne l'ensemble des pulsions de mort, liées à la destruction. D'abord tourné vers l'intérieur, elles seraient secondairement tournées vers l'extérieur, se traduisant par des pulsions d'agression.

Tout semble donc devoir être contenue dans cette scène d'ouverture qui prend des allures de scène matricielle : l'animalité de l 'étalon renvoyant à celle de Mathurin, l'accouplement prenant des allures d'agression ( Thanatos).

La mort de Mathurin sonne comme un réveil, la veillée du corps devenant une douloureuse prise de conscience : le défunt est bien un animal, gardant les horribles stigmates de l'accouplement de Romilda qui marque du sceau de l'infamie l'ensemble de la famille de l'Espérance. Une famille qui, au demeurant, n'a pas besoin de cet incident pour ce déchirer : le chantage du marquis sur le vieil oncle tourne mal, et la marquis finit par tuer celui-ce de ses propres mains, dans son aveuglement.

L'univers de Borowczyk, dans ce film, est des plus riches : empruntant au surréalisme, il se montre toujours très pictural, même lors de ses scènes érotiques, aux cadres soignés, elles même faisant références aux oeuvres libertines classiques.

La bête s'affirme donc comme une oeuvre à l'univers très personnelle, qu'il convient de découvrir ou redécouvrir.

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